servir aussi de simples ornements,
car au fond tout le monde flotte
dans les tableaux de Chagall.
Si en Russie à cette époque il y
avait des milliers d’autres Juifs aussi
pauvres que la famille de Chagall,
nul d’entre eux n’a laissé de sou-venance sinon pas plus que locale.
Monde de misère...
Pourquoi alors les gens et les
choses peints par Chagall sont-ils
devenus mondialement célèbres ?
La réponse donne la clé de son
innovation tant au point de vue de
l’art qu’à celui de la religion : tout
ce monde, il le fait proprement sien
en le poétisant, en le transcendant
par des couleurs vives (mais non
criardes), en un rythme qui chante
et joue une musique picturale.
Il transforme la misère en une
chose « surnaturelle », comme l’a dit
Apollinaire, où tout flotte, on l’a vu,
et s’envole dans un ciel qui semble
déjà sur Terre.
Ange, rabbin, violoniste, coq ou
amoureux, tout devient féérique
dans la peinture de Chagall, et en
cela il est unique. Il n’a jamais cher-ché à lancer un « isme ». S’il a puisé
quelques éléments stylistiques chez
Cézanne, Rembrandt, Gauguin,
Matisse, Modigliani, Van Dongen,
les cubistes et les futuristes, il les
a pleinement assimilés, intégrés à
son travail et à sa figuration propre.
Il est toujours resté libre, indépen-dant, inimitable. Par surcroît, il a
influencé les surréalistes.
Sa religion
Juif dans un groupe très pieux,
Chagall apprit la Bible dès son
enfance, suivit les rites, récita les
prières et chanta les cantiques
comme le lui enseignaient son
grand-père, son père, ses oncles,
sa mère... Devenu jeune homme et
peintre, il découvrit à ses dépens
ce que ça lui valait d’être juif hors
de son ghetto. Il eut de la difficulté
à obtenir un permis de séjour à
Saint-Pétersbourg, et quand il com-
mença à exposer, il vit ses oeuvres
reléguées aux moins bonnes places.
Mais à Paris, il fut mieux accepté. On le percevait en premier lieu
comme russe, et tout ce qui était
russe était alors en faveur, pour ne
pas dire à la mode. La pratique des
rites et les récitations de prières
connurent un certain bémol, mais
Chagall n’en continua pas moins à
peindre ses « juiveries flottantes », si
l’on peut dire. En cela, il se montrait
solitaire, à part.
Peut-on vraiment innover à l’intérieur de religions aussi anciennes
et codées que le judaïsme et le
christianisme (qu’il se mit à mieux
connaître une fois en Europe) ?
Il ne tenta jamais de changer quoi
que ce soit dans les dogmes religieux, mais il les renouvela visuel-lement par ses personnages qu’il
transcendait, il faut insister, avec
ses couleurs rayonnantes, sa joie
picturale, sa façon de les poétiser
en les faisant voler dans un monde
plein de symboles plus ou moins
fantaisistes.
Par contre, lorsque le nazisme
survint avec toutes ses injustices
et ses crimes antisémites, Chagall
devint très inquiet. Tant pour sa
famille et tous les Juifs que pour ses
peintures.
Dès 1933, les nazis brûlèrent plusieurs de ses tableaux, pourtant
déjà célèbres en Allemagne. Il dut
se réfugier aux États-Unis, qui l’ac-cueillirent avec empressement. Il
devint plus large d’esprit sur le plan
religieux : des « Crucifixions » ap-parurent dans ses oeuvres, car pour
lui elles étaient avant tout le symbole de la souffrance. La guerre
cessera-t-elle ?
En 1944, Bella meurt tragique-ment à New York, ce qui bouleverse
son existence à un tel point que pendant un certain temps il ne se sent
plus la force de peindre.
Après la Libération, il revient
en Europe, s’établit dans le Sud de
la France où il connaît un nou-vel amour (Valentina) et un regain
artistique en même temps qu’une
vision plus large et apaisée du sens
de la religion et de l’art. Célèbre, il
meurt le 28 mars 1985.
Son credo
En 97 ans d’existence Marc Chagall,
en plus de peindre, a beaucoup écrit
et parlé. À mon sens, les deux citations qui suivent résument parfaitement son « credo » sur la religion
et l’art. Et elles restent si actuelles
qu’on les croirait d’aujourd’hui
même !
« Personnellement, je ne crois pas
que la tendance scientifique soit
heureuse pour l’art.
« L’art me semble être surtout un
état d’âme.
« L’âme de tous est sainte, de tous
les bipèdes sur tous les points de
la terre.
« Seul le coeur honnête est libre
qui a sa propre logique et sa rai-son. » (Ma vie, écrite en 1922,
traduite en français par Bella,
publiée par les éditions Stock en
1931, p. 160)
« Tout peut changer dans notre
monde démoralisé, à l’exception
du coeur, de l’amour de l’homme
et de son aspiration à connaître le
divin. La peinture, comme toute
poésie, participe au divin ; les
gens le sentent aujourd’hui tout
autant qu’ils le sentaient autre-fois. » (Marc Chagall, de Walter
Erben, Londres, 1957, page 149).
À NOTER : Une rétrospective Chagall
se tient au Musée des Beaux-Arts de
Montréal jusqu’au 11 juin 2017.
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Les arlequins, 1922-1944.