Martin Luther et le chemin de
notre retour à l’essentiel
Gérald Doré
En son temps, comme beaucoup d’entre
nous dans notre enfance et jeunesse, le
moine Martin a vécu sa croissance spirituelle dans une religion surchargée de
doctrines, d’observances, de préceptes
de moralité et de menaces d’éternité,
dans une institution qui détournait sur
elle-même l’appel évangélique à être disciple de Jésus Christ. Dans une fidélité
courageuse à son expérience spirituelle personnelle, à contre-cou-rant des dérives institutionnelles,
il a déblayé un terrain sur lequel
nous sommes encore et toujours
appelés, celui du retour à l’essentiel
du christianisme : Jésus libérateur.
Et il l’a fait par la manière dont il
a mené son recentrement sur la
Bible.
Sa relecture va, en effet, à
l’encontre de la position doctrinale
classique qui, en matière d’autorité
et d’interprétation de la Bible,
attribuait théoriquement la même
charge de sacralisation à tous les
livres qui composent le canon,
c’est-à-dire la collection de livres
anciens reconnus dans les premiers siècles comme canoniques,
normatifs pour la foi chrétienne.
Luther, exégète et théologien, in-troduit explicitement l’idée d’un
canon dans le canon ; l’idée d’une
clé de lecture par quoi le christianisme se définit comme religion
dans le rapport qu’il entretient
aux écrits bibliques. Cette clé de lecture,
il la trouve dans son exégèse de la lettre
de Paul à la communauté chrétienne de
Rome : « … tous ont péché, sont privés
de la gloire de Dieu, mais sont gratuitement justifiés par sa grâce, en vertu de la
délivrance accomplie en Jésus Christ. »
(Rm 3,23–24)
La « justification par grâce par le
moyen de la foi seule », comme canon
dans le canon, à partir de l’épître de Paul
aux Romains, renvoie à la découverte
par Luther, dans sa propre expérience
spirituelle, de l’effet libérateur de cette
clé d’interprétation, dans l’ambiance
d’une religion dominée par la peur de la
damnation éternelle et l’angoisse de n’en
faire jamais assez pour mériter son salut.
Cette focalisation sur la dimension
psycho-libératrice et métahistorique,
réelle mais partielle, du salut en Jésus
Christ, détourne cependant Luther de
celle qui conduira son contemporain, le
pasteur Thomas Müntzer, au martyre,
sur le terrain avec les paysans révoltés : la
dimension sociopolitique de la libération
en Jésus Christ. C’est celle que redé-
couvriront des chrétiens et chrétiennes
d’Amérique latine, au contact de l’ex-
ploitation économique, de la domination
politique et de l’aliénation culturelle,
y compris religieuse, subies par leurs
peuples. C’est leur ouverture sur cette
dimension du règne/royaume promu par
Jésus qui leur vaudra le titre de théolo-
giens et théologiennes de la libération.
Sans nécessairement qu’ils l’en cré-
ditent, ces théologiens et théologiennes
se sont ainsi engouffrés dans la brèche
ouverte cinq siècles auparavant par
Luther, pour un retour à Jésus libérateur.
Sans qu’ils emploient nécessairement
l’expression de canon dans le ca-
non, ils s’en donnent un, de fait, en
focalisant leur lecture de la Bible
sur les évangiles synoptiques, qui
donnent toute la place à Jésus sai-
si au plus près de son historicité.
À la façon de Luther donc, ils se
donnent une clé de lecture, mais
la placent là où celui-ci refusait
de la voir, lui qui allait jusqu’à
écrire que « les lettres de saint Paul
sont davantage un évangile que
Mathieu, Marc et Luc1. » En fait,
il aura fallu les recherches sur le
Jésus historique qui naîtront, au
XVIIIe siècle, avec l’exégèse histo-
rico-critique européenne, princi-
palement allemande et fortement
luthérienne, pour que s’ouvre le
passage facilitant cette redécou-
verte du Jésus « réel2 », en situation
d’alliance avec les femmes et les
hommes opprimés de son temps.
Nous qui appartenons à une
Église dont l’engagement pour la
justice sociale est le plus souvent
porté par un discours sécularisé
et coupé de ses racines évangéliques, le
parcours des cinq siècles écoulés depuis
Luther nous indique le point d’entrée
pour témoigner, autant en paroles qu’en
action, à partir de la source qui nous
confère notre identité chrétienne : Jésus
libérateur. À nous de redevenir transpa-
rents et d’expliciter notre canon dans le
canon !
Gérald Doré est pasteur bénévole associé de
l’Église Unie Saint-Pierre et Pinguet.
1 Schilling, Heinz. Martin Luther. Biographie. Paris, Salvator, 2014 : 401.
2 Sobrino, Jon. Jésus Christ libérateur. Paris, Cerf, 2014 : 17 et 29.
14 Aujourdhui Credo | Numéro spéciale hors série | Mars 2017
Révolte des paysans de 1525
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